Evolution de la famille, précarisation de l'emploi et ségrégation: les trois piliers de la fragilisation du lien social




Les émeutes de l'été 2023 pourraient être révélatrices d'une défaillance profonde du lien social dans notre pays. Il est intéressant de noter qu'elles montrent une situation d'anomie remarquable. L'anomie, c'est la perte de repères sociaux. Les casseurs, les voleurs, ceux qui ont mis le feux à des établissements publiques illustrent cette anomies... Mais les policiers qui ont fait preuves d'une violence toute particulière aussi. 

En réalité, le lien social est fragilisé, au moins, par trois phénomènes. Et les (quelques) jeunes qui ont mis le bazar en sont souvent les symptômes. 


Le lien social familial semble fragilisée par la montée de l'individualisme

La famille a longtemps été présentée comme le socle sur lequel repose la société. Elle est le lieu de transmission des normes et des valeurs (la socialisation) mais elle a d’autres rôles sociaux : elle est une instance d’entraide et de solidarité, elle a un rôle affectif et de réconfort… Mais avec la montée de l’individualisme, les liens dans la famille peuvent se détendre.

Dans les sociétés traditionnelles, le lien familial est très fort, l’honneur de la famille aussi, et au bout du compte la vie tourne autour de la famille qui est incluse dans une communauté. Mais dans les sociétés modernes, on accepte plus facilement de s’éloigner de sa famille (pour travailler, pour faire ses études) parce que l’on essaie de satisfaire son intérêt individuel (c’est l’individualisme). Quand on divorce, c’est surtout que cela ne va plus dans son couple et qu’on le vit individuellement mal… au moins pour une personne. On essaie donc d’améliorer son bien-être personnel (et cela peut passer par celui des enfants… être individualiste ne veut pas dire être égoïste).


Mais on voit bien que le lien social est fragilisé et cela d’autant plus qu’en faisant éclater la famille on diminue son pouvoir d’achat, on se fragilise financièrement donc socialement. Par exemple, divorcer, c’est payer deux loyers, deux abonnements internet, deux assurances…

Le lien social est aussi affaibli envers les personnes âgées dont on se débarrasse en les plaçant en maison de retraites (je le dis comme cela pour que cela soit marquant et encore, là, ils sont en maison de retraite…). En 2003, pendant la canicule, on disait que les vieux mourraient à cause de la chaleur… En fait, ils mourraient à cause de l’affaiblissement du lien familial surtout. Beaucoup avaient coupé les ponts avec les ainés et les avaient placés dans des situations d’isolement.


Dans tous les cas (divorce, isolement des personnes âgées), c’est le problème de ce que l’on nomme rupture du lien social et plus précisément ruptures familiales ici.

Mais attention, évolution de la famille ne veut pas forcément dire affaiblissement de son rôle intégrateur. Cela n’est pas parce qu’on se marie moins ou plus tard, parce qu’il y a de l’homoparentalité, parce qu’on divorce plus, etc., que le lien social est plus faible.

La famille reste l’instance de socialisation principale et le fait de pouvoir vivre sa vie en satisfaisant ses propres besoins avant de celui du groupe peut être une source de bien-être qui se ressent sur le lien social (on dit souvent qu’il vaut mieux vivre seul que mal accompagné, en fait il faudrait mieux dire qu’il vaut mieux choisir avec qui l’on vit que d’être mal accompagné). Il vaut sans doute mieux, pour le développement social de l’enfant, des parents heureux chacun de leur côté, que des parents malheureux ensemble.

Par contre, on comprend dans cette dernière phrase ce qui a changé au XXème siècle (et donc toujours actuellement) : on associe famille et bonheur, et famille et bonheur individuel, or ça n’a pas toujours été le cas.


L'emploi est de plus en plus précarisé

Une fragilisation évidente du lien social est celle de l’emploi, c’est-à-dire l’activité rémunérée.

Imaginez un monde (celui de ma mère qui est née en 1949) dans lequel vous entrez à l’usine à 16 ans et vous en sortez à 60. Dis comme cela, ça paraît terrible, et pourtant… D’un côté, on a un salaire qui tombe tous les mois (il n’est pas élevé mais il tombe tous les mois) et, d’un autre côté, on sait qui sont ses chefs (on a presque toujours les mêmes) et surtout qui sont ses collègues (y compris ses amis et ceux qu’on aime pas). Ça, c’est le monde des Trente Glorieuses (1945-1975). Le travail est dur mais il est stable.

Mais à partir de la fin des années 70, le monde de l’emploi change en France. Le chômage qui était presque inexistant augmente et la précarité augmente.

La précarité est une situation de fragilité; marquée par un risque d'exclusion. Cette précarité peut concerner par exemple la situation sur le marché du travail.

Quand on « tombe au chômage », on perd son salaire (donc un peu du lien économique avec la société) et on perd ses collègues… et donc parfois ses amis (voire ses amants).

Mais bon, le chômage existait et on pouvait, pendant les Trente Glorieuses, retrouver facilement un emploi et une rémunération et un espace de sociabilité et donc de nouveaux chefs, amis, ennemis, amants… Le problème, c’est que le chômage est devenu pour beaucoup d’individus (souvent les moins diplômés) quelque chose de durable et donc un facteur d’exclusion car il y a rupture du lien social.

Et c’est la même chose avec les emplois précaires. La mère de votre professeur qui avait commencé à travailler à 16 ans avait signé un CDI (contrat à durée indéterminée). Il ne pouvait prendre fin qui s’il y avait licenciement (ce qui imposait une faute grave sinon le recours au tribunal des prud’hommes pouvait être sévère pour l’entreprise) ou si l’entreprise fermait (ça pouvait arriver) ou si on partait à la retraite. Mais donc le risque de rupture de lien social était faible. Mais à partir des années 80, les entreprises vont demander à avoir plus de souplesses dans la gestion de leur main d’œuvre. Et les CDD (contrat à durée déterminée donc des contrats qui ont une période de validité (1 jours, 6 mois, 36 mois mais pas plus)) et les contrats d’intérim (même chose que les CDD sauf que c’est une agence d’intérim comme Manpower ou Randstad qui met le travailleur à disposition de l’entreprise) ou encore les contrats de stage vont se multiplier.

Rappelez-vous les débuts d’année scolaire quand vous ne savez pas avec qui vous allez être en classe… C’est une source de stress. Et si ça se trouve, il vous est arrivé de vous trouver dans des classes où vous ne connaissiez personne auparavant et où vous n’aviez envie de renouer des liens, parce que c’est long de lier des liens et si ça se trouve l’année d’après vous alliez encore changer de camarades de classe. « Eh bien », ça c’est la problématique du travailleur précaire qui change d’employeur tous les « trois quatre » matins.

Ajoutez à cela le fait qu’un travailleur précaire n’ait pas d’emploi à la fin de son contrat, et qu’il y a donc de alternances de période d’emploi et de chômage donc de baisse des revenus, et vous comprendrez que l’assouplissement des contrats de travail a été une source de l’affaiblissement du lien social.



La ségrégation ne peut qu'aboutir à l'affaiblissement du lien social

On a montré que le lien familial pouvait s’affaiblir. On a montré que le lien professionnel s’était affaibli.

Mais il y a une autre crise que traversent beaucoup de pays et la France en particulier. On a généré dans notre pays des zones de ségrégation.


La ségrégation est la séparation imposée, de droit ou de fait, d'un groupe social d'avec les autres (Wikipedia).

Donc une zone de ségrégation, ce serait une zone dans laquelle on regrouperait des individus dont on ne voudrait pas qu’ils se mêlent au reste de la population.  Or, une cité HLM, c’est une zone plus ou moins grande dans laquelle on regroupe les « pauvres » … et de fait, on fait en sorte qu’ils ne se mêlent pas ou moins au reste de la population.  A Paris, on a « parqué » les pauvres de l’autre côté du périphérique Nord et Est surtout. A Tours, à Orléans, on a regroupé les logement HLM sur des surfaces assez concentrées et parfois séparées de la ville par un boulevard ou une autoroute (comme c’est le cas avec Saint Pierre des Corps qui est la banlieue ouvrière de Tours et qui concentre beaucoup des logements HLM de l’agglomération).

Cette concentration de pauvreté se retrouve dans la plupart des pays occidentaux. Mais en France, cela est très marqué et on a accentué les choses en regroupant les individus par ethnie, par exemple, à Sarcelles (voir vidéo), où le maire dénonce cette ghettoïsation. Et un élève de seconde m’a fait remarquer que c’était la même chose à Châteaudun, à Beauvoir où l’on aurait regroupé les Turcs d’un côté, les marocains de l’autre, etc. (à vérifier)

Or on ne peut pas intégrer les gens en les excluant au départ.


Mettez ensemble fragilisation de la famille, précarisation de l'emploi et ségrégation. Secouez bien. Et cela donne un cocktail qui, il me semble, est bien explosif. 


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