Les trajectoires de vie peuvent être improbables
La sociologie, française notamment, mettait historiquement surtout l’accent
sur le déterminisme social : en simplifiant, le fait que la situation future
d’un individu serait le fruit de son passé social, donc de son origine sociale.
« Les chiens ne font pas chats » ou « tel père, tel fils » sont deux exemples
de dictons montrant l’importance de la socialisation familiale dans la
construction de l’identité sociale et individuelle de l’enfant et de l’adulte
qu’il deviendra.
Présenté ainsi, les individus auraient donc du mal à
échapper à leur origine sociale : si les chiens ne font pas chats, les ouvriers
ne font pas des avocats, les footeux ne font pas de danseurs, les urbains ne
font pas des ruraux, ect.
Or, les exemples sont nombreux d’enfants qui n’ont pas suivi
les traces de leurs parents. Et le terme « trajectoires individuelles
improbables » utilisé dans mon titre, et
dans le programme scolaire officiel, est mal choisi. « Moins probables » serait
plus adéquat.
Les trajectoires
individuelles improbables sont l’ensemble des parcours de vie d’individus ayant
peu de chance de se produire.
Mais qu’est-ce qui peut faire qu’un enfant issu d’une
famille au capital culturel (les diplômes, les connaissances) faible réussisse
à l’école puis fasse des études prestigieuses puis devienne un transclasse ?
Qu’est-ce qui peut faire qu’un directeur commercial décide de tout plaquer pour
ouvrir une maison d’hôte dans le Luberon ?
Il y a sans doute de nombreuses explications à ces
phénomènes mais dans le cadre du chapitre nous allons mettre l’accent sur la
socialisation…
Comment les multiples socialisations expliquent-elles, en
partie (!), ces trajectoires ?
La socialisation
anticipatrice
Le fait de connaitre une ascension sociale en changeant ses
normes, ses valeurs, ses croyances, ses manières d’êtres, etc., peut être une
volonté individuelle mais elle est souvent familiale.
Les parents qui souhaitent une ascension sociale pour leurs
enfants peuvent mettre en place des stratégies familiales de réussites
scolaires (encouragement, suivi de travail, pratiques extrascolaires
compatibles avec l’école comme la musique, etc.). On parle dans ce cas-là de
socialisation anticipatrice : la socialisation mise en place par la famille vise
l'apprentissage de valeurs et de normes d'un groupe de référence (par exemple
la bourgeoisie) et non pas celles du groupes d’appartenance (la classe
ouvrière). La famille anticipe sur ce que devra être le système culturel de
l’enfant dans le futur.
Du point de vue de l’inculcation, le discours peut être
simplement « fais tes devoirs » ou « l’école, c’est important » … Ce qui
changera beaucoup de chose par rapport au discours « les profs, c’est rien que
des c… ». Du point de vue des pratiques directes, le fait d’aller visiter des
musées, d’être inscrit à la bibliothèque, de limiter le temps passé devant les
écrans, etc., peut jouer énormément. Du point de vue de l’imprégnation, le fait
d’avoir une bibliothèque ou simplement de mettre des documentaires à la
télévision (et mieux, à la radio) plutôt que les Anges de la téléréalité
institue un climat beaucoup plus propice à l’apprentissage de savoirs savants,
compatibles avec l’école.
A noter que la socialisation anticipatrice peut se faire à
l’âge adulte, et de soi-même : on peut décider de changer.
La socialisation
scolaire et l’effet pygmalion
L’école peut aussi intervenir dans le devenir des individus.
Dans les récits des transclasses, il n’est pas rare que ces
derniers rappellent le rôle important des professeurs… Souvent, plus
précisément, d’un(e) professeur. Certains plus charismatiques que d’autres ou
plus bienveillants ou encourageants, modifient la perception qu’a un enfant, un
adolescent, un étudiant… de l’école ou d’une matière, et l’invite à mieux
travailler, à approfondir ses connaissances. Ce faisant, il ou elle modifie les
aspirations de l’enfant, c’est-à-dire ce que l’enfant anticipe pour son avenir.
Cela est d’ailleurs possible aussi à l’âge adulte, dans le
monde professionnel ou dans la sphère conjugale ou encore même dans la sphère
politique.
Un effet intéressant, ici, qu’on relève souvent durant
l’enfance, est l’effet Pygmalion: en modifiant la perception qu’un enfant a de
son niveau (scolaire, sportif ou autre), en lui collant une étiquette de
potentiel « bon », le professeur (mais ça peut être la famille ou les amis)
provoque une amélioration des performances de l’enfant.
Mais l’inverse est aussi possible : on peut être enfants de
professeur, de médecin, d’ingénieur et ne pas réussir à l’école, en fonction de
la manière dont s’est déroulée la socialisation primaire : les parents
étaient-ils présents, attentionnés, etc., les professeurs ont-ils « descendu »
l’élève (effet Golem, l’inverse de l’effet Pygmalion) ?
Ces deux effets touchent surtout l’inculcation et l’action
directe. Et on comprend ici le pouvoir des mots, du langage, sur le devenir
potentiel des individus.
Un pouvoir dont tous les professeurs n’ont pas
nécessairement conscience… Ou ils en ont conscience mais il y a des sadiques… A
vous de voir.
La multiplicité des
socialisations et l’individu pluriel
Il y a toujours des individus qui ne sont socialisés que
dans une même sphère sociale. Il y a des enfants, faute de moyens mais pas
seulement, qui ne quitteront jamais leur milieu rural ou périurbains. Ils
grandiront dans un environnement potentiellement faible culturellement, ils
fréquenteront des amis similaires à l’école et en dehors, leurs professeurs ou
leurs éducateurs pourront n’avoir eu qu’un faible impact sur eux et ils
continueront dans une voie qui pourra les conduire au même endroit que celui
d’où ils viennent. Et on retrouve ce même mécanisme globalement, pour des enfants
de la bourgeoisie.
Cette reproduction sociale est encore forte en France.
Mais parallèlement, il va y avoir des enfants qui vont faire des expériences de socialisations multiples qui pourront les amener à développer des identités multiples voire, les amener, à avoir des trajectoires improbables. Moins probables serait plus adapté comme terme puisque 40% de la génération des enfants n’occupent pas la même place socio-professionnelle que celle de leurs parents en France. 40%, ça n’est pas rien.
Les familles peuvent mettre en place des stratégies
(socialisation anticipatrice), l’école peut changer les manières de voir les
choses par le biais des professeurs mais aussi des amis ou petits amis pour peu
que le collège ou le lycée soit mixte socialement. Les individus côtoyés dans
le monde du sport vont socialiser aussi. Les études post-bac, qui forcent
souvent à partir de chez soi, changent les représentations mentales ; la
socialisation conjugale, la socialisation professionnelle, les médias, la
socialisation politique, aussi. Ajoutez à cela que l’individu évolue dans un
monde plus individualiste qui peut l’amener plus facilement à développer des
choix qui ne sont pas ceux de sa famille ou de sa classe sociale, et on peut
comprendre que beaucoup ne suivront pas la voie de leurs parents… Dans un sens
comme dans l’autre d’ailleurs : le fait de s’élever dans la société par rapport
au niveau du père concerne 25% des enfants en France et le fait de descendre,
15%.
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