Les stratégies familiales peuvent expliquer les inégalités sociales de trajectoires scolaires

 



On peut expliquer, en partie, les différences sociales de trajectoires scolaires en fonction des stratégies des familles.  


Différents types de familles donnent différentes stratégies

On peut, en premier lieu, faire apparaître deux types de comportements familiaux:

  1. Il y a les familles qui ne soucient pas de la scolarité de leurs enfants, soit parce qu’elles font confiance au système, soit parce qu’elles s’en moquent. Dans ce cas, on ne peut pas vraiment parler de stratégie. Cela n’empêche pas que des enfants de cette catégorie s’en sortent très bien. Mais ce ne sont pas leurs parents qui leur ont transmis l’idée que l’école peut être importante.
  2. Et il y a les familles qui mettent en place des stratégies, avec les plans et les pratiques qui vont avec. Cela peut consister en de simples encouragements à bien travailler à l’école (surtout quand on n’a pas les connaissances pour accompagner les élèves dans leurs apprentissages). C’est le cas de certaines familles dont les parents ne savent pas écrire ou lire ou même parler le français, et évidemment plus le niveau scolaire augmentera, plus il sera difficile d’aider les élèves. Mais le fait que les parents montrent qu’ils s’intéressent aux résultats changent déjà beaucoup les choses par rapport aux familles dans lesquelles les enfants sont livrés à eux-mêmes.  En primaire, au collège, au lycée, on s’aperçoit que globalement la réussite des enfants est globalement fonction de l’intérêt que porte les parents au suivi des résultats. On peut ainsi se rendre compte que l’école, en elle-même, n’est pas suffisante pour assurer l’égalité des chances.

Cela pose une première source d’inégalités entre les enfants, et ici entre enfants dont les parents se soucient de la scolarité et enfants dont les parents n’y prêtent pas attention.

Mais les stratégies familiales vont plus loin que le fait d’encourager ou non des enfants. Elles peuvent consister aussi en des choix d’établissement scolaires, privés ou hors cartes scolaires. 

Depuis 1963, en France, le territoire est divisé en secteurs scolaires, l'ensemble formant la carte scolaire. Celle-ci permet d'affecter les élèves dans les établissements publics de leur secteur scolaire en fonction de leur lieu de domicile. En 2007, la carte scolaire a été assouplie pour faciliter les dérogations.



Et puis, quand les familles en ont les moyens, cela peut être des activités extrascolaires (comme la musique, le théâtre, l'art-plastique...), des séjours linguistiques, des colonies à vocation culturelles, … C’est-à-dire tout ce qui permettra de développer intellectuellement l’enfant. On remarquera que ces stratégies ont un coût mais on trouve, parmi celles à faibles moyens, des familles qui réalisent un investissement dans ce qu'elles considèrent comme rentables scolairement pour leurs enfants. Dans les grandes lignes, elles se privent pour que leurs enfants aient plus des chances de réussir (et de s'élever socialement) en copiant ce qui est fait dans les catégories aisées. C'est une forme de socialisation anticipatrice


Il existe évidemment des enfants de familles très investies qui échouent - parce que la charge en termes de travail est trop forte psychologiquement et même physiquement (les enfants pètent les plombs),  mais au final, globalement, plus le suivi familial est grand, plus les enfants s’en sortent facilement.

Enfin, ces stratégies vont dépendre des configurations familiales (famille nombreuse ou non, recomposées, monoparentales, ...).

On peut d'ores-et-déjà comprendre que les familles (pas toutes) mettent en place des stratégies quant à l'avenir scolaire puis universitaire de leurs enfants. Or qui dit stratégie dit calcul coût/avantage/risque.


L'approche rationnelle des stratégies familiales

 Le sociologue qui raisonne en termes de stratégies familiales et calcul, c’est Raymond Boudon. 

Raymond Boudon (1934-2013)

Avec Boudon, et comme le ferait un économistes "classique", il faut se mettre dans la tête des individus pour comprendre comment ils agissent (de manière rationnelle) et l’agrégation de toutes les actions de tous les individus donne les faits sociaux: ici, l'inégalité des chances à l'école.

En agrégeant (en additionnant) tous les comportements de toutes le familles et toutes leurs stratégies, on aboutit à un système scolaire inégalitaire dans lequel beaucoup d’enfants des catégories aisées font des études longues parfois prestigieuses tandis que beaucoup d’enfants de catégories populaires font des études courtes. 

Et pour Boudon, ce n'est pas la société avec ses forces sociales qui agissent pour rendre l'école inégalitaire. Ce sont avant tout les familles par leurs actions réfléchies qui rendent les trajectoires de vie des enfants différentes et l'école inégalitaire.

Un exemple très "boudonnien": la plupart des classes préparatoires aux grandes écoles sont gratuites et peu d'enfants des catégories populaires y vont. Les enfants des catégories populaires sont même sous-représentés à l'université qui est gratuite en France. Et il existe tout un système d'aides au logement (APL, CROUS). 

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Pour Boudon, les familles comparent le coût des études avec les gains potentiels que les études peuvent rapporter.

Les familles populaires et moyennes regarderaient d’un côté ce que coûtent financièrement les études, et de l’autre côté les gains en termes d’ascension sociale (le fait de s’élever dans la société), les gains en termes de rémunération, de prestige, etc.

Et les familles des catégories populaires (et moyennes mais c’est moins le cas) verraient dans les filières supérieures courtes (BTS, IUT) des études moins couteuses que les filières longues, donc financièrement plus abordables.

D’autre part,  ces études seraient moins dangereuses financièrement dans la mesure où elles donnent des diplômes professionnalisant (des diplômes qui permettent de travailler, ce qui n’est pas le cas avec une licence d’université plus théorique)  tout en donnant la possibilité de continuer plus tard avec des voies professionnalisantes par exemple (les master pro). Mais elles ferment souvent les portes des grandes écoles ou des masters universitaires prestigieux.

Au final, les enfants auraient ainsi des diplômes supérieurs à leurs parents, ce qui devrait leur donner des places dans le monde du travail plus rémunératrices, ou plus prestigieuses ou moins pénibles… Et, comme énormément de familles des catégories populaires font ce calcul, il y a énormément d’enfants des catégories populaires qui font des Sections de Techniciens Supérieurs ou des Instituts Universitaires Technologiques pour avoir soit un BTS soit un BUT.

Ainsi ces enfants  issus de catégories populaires sont sous-représenté à l’université, ultra-minoritaires en classes prépa ou dans les grandes écoles; et sur-représentés en BTS.

Pour les familles aisées ou  du haut de la classe moyenne, évidemment le problème n’est pas le même (parce qu’elles ont plus de moyens). Le problème existe quand même mais il ne se pose pas dans les mêmes termes…  Les familles aisées sont déjà en haut de la société. Elles peuvent regarder ce que cela coûte financièrement de chercher à aller encore plus haut… Mais elles ont surtout peur du coût social, en termes de prestige par exemple, d’une baisse de leurs enfants dans la structure de la société. On parle de coût du déclassement social

[Si vous êtes médecin et que votre enfant devient mécano, vous ne faîtes pas le malin en soirée, j’imagine. J’imagine aussi qu’il y a des familles qui s’en moquent mais je ne suis pas sûr que ce soit la majorité].

Ces familles aisées ou plutôt aisées mettent en place des stratégies coûteuses d’accessions aux postes du haut de la société. Ainsi, les études seront longues pour les enfants, elles sont plus souvent privées, les grandes écoles sont privilégiées (sc. Po., HEC, polytechnique…). Et les stratégies mises en place sont de plus en plus couteuses et dépassent le cadre du seul coût des études (stages, vacances et études à l’étranger…).

 

Au final, les stratégies familiales, nous dit Boudon, en raison des revenus (ce qu'on pourrait appeler le capital économique), conduisent à des différences de trajectoires scolaires et donc à des situations qu’on peut qualifier d’inégalitaires puisqu’elles vont se traduire par des différences dans la distribution d’avantages et de désavantages.

A la suite de Boudon, la théorie du calcul coût-avantage s'est enrichie. Par exemple, on a tenu compte des différences d'accès à l'information de la part des familles et à l'impact que cela pouvait avoir sur la mise en place de la stratégie familiale.

Ainsi, les familles qui possèdent un capital culturel élevé semblent mieux informées quant aux coûts réels, aux aides et aux opportunités qu'offrent tel ou tel diplôme. Elles font les portes ouvertes, consultent les sites spécialisés, achètent des magazines ou des livres consacrés à l'orientation. Elles font aussi jouer leurs réseaux pour avoir accès à l'information. Elles ont bien un prof ou un chef d'établissement dans leur entourage... Ou mieux: un conseiller d'orientation. 

Cet effort de lecture et de recherche se retrouveraient moins chez les familles à faible capital culturel. Le réseau est aussi moins riche. 

C'est en partie ce qui explique le graphique suivant:

Document  Souhait d’une orientation en seconde générale et technologique selon la profession de la personne de référence de la famille et les notes obtenues au diplôme national du brevet (DNB) en %.

www.education.gouv.fr



















Note de lecture : 91 % des enfants de cadres, enseignants, chefs d’entreprises et professions libérales, entrés en sixième en 2007, obtenant une moyenne comprise entre 10 et 12 au contrôle continu du DNB demandent une orientation en seconde générale et technologique. Les enfants d’ouvriers non qualifiés aux résultats scolaires équivalents ne sont que 59 % à formuler le même vœu.

Comment expliquer les différences d'attente en matière d'orientation en fonction des moyennes des élèves selon l'origine sociale si ce n'est par le calcul que font les parents entre ce que rapporterait (selon eux) la poursuite d'étude en seconde GT et le coût (quel qu'il soit: monétaire ou psychologique) qu'occasionnerait cette poursuite d'étude en seconde GT.

On voit clairement que, plus le niveau social est élevé, plus la volonté d'envoyer l'élève en seconde GT est grand. On peut même relever que le pourcentage de souhait de passage en seconde GT pour un élève en difficulté (moyenne comprise entre 8 et 10 au DNB) est supérieur au pourcentage de souhait chez les ouvriers quand la moyenne de l'élève est comprise entre 10 et 12, c'est-à-dire quand l'élève est plus fort.

Le coût financier plus supportable, le poids du regard ou du prestige dans le devenir des enfants, la connaissance plus ou moins grande du système complexe des études et des aides, le réseau de relation plus ou moins riche, etc., détermineraient ainsi les stratégies mises en place par les familles pour leurs enfants.


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